AutoRetro: Merci pour l'invitation

MERCI POUR L'INVITATION

Je dois livrer cette voiture  à mon voisin d'en face, est-ce que cela l'amuserait de la convoyer ? L'histoire a commencé ainsi. C'était à priori un truc absurde, une histoire belge ! Il était donc une fois Bernard Timmerman, un garçon fort sympathique dont l'activité était le négoce d'automobiles anciennes dans la proche banlieue de Bruxelles. Autant vous le dire de suite, si vous cherchez un truc récupéré au Texas, bricolé en Angleterre et vendu trois fois le prix par un Batave, inutile de faire le déplacement. L'auto qu'aime Bernard est celle dont l'histoire est limpide, jamais restaurée, amoureusement documentée par un propriétaire souvent unique, ayant parcouru peu de kilomètres. Le genre de voiture qui alimente les rêves de tous amateurs de perle rare, d'oiseau blanc, voire d'éléphant blanc pour ceux qui voient grand. Dans l'histoire présente, il s'agissait d'une Ami 6. Pas de quoi crier au miracle à priori. Les photos montraient une auto dans son jus. « Mais elle a un dossier d'archives à pleurer ! », me précisait Bernard dans sa missive. Une auto d'origine modeste, certes, mais dont l'authenticité toucha le voisin de Bernard lorsque celui-ci arrêta la petite Citroën dans la cour de son showroom. « Inutile de la mettre en vente, je la veux », furent ainsi les termes dans lesquels se conclut l'affaire. Pour ma part, devant mon écran d'ordinateur, je souriais devant ce trait d'humour typiquement belge m'invitant à traverser la rue au volant de l'Ami 6. J'étais sur le point de fermer ma messagerie lorsqu'un "détail" attira mon attention : le voisin d'en face achetait l'Ami pour sa résidence en... Provence. C'était donc au pays de la lavande qu'il fallait acheminer l'auto, soit environ mille bornes. Ah, quand même... Allez hop ! Direction Bruxelles ! 

L'Ami câline. « Mais regarde, y a même le permis de conduire du premier propriétaire. Tu imagines ! » C'est la larme à l’œil que Bernard me montre le dossier de la petite Citroën vendue neuve en 1965 dans les Landes. « Le gars venait d'avoir 60 ans et s'affranchissait ainsi de certaines obligations », ajouta-t-il avec un clin d'œil. Bernard m'invite à faire le tour de la voiture avec laquelle nous allons voguer durant deux jours. Les petits coups dans la carrosserie et trous sont là. Comme c'est fantastique ! Aucune main maladroite n'a touché l'auto pour la bricoler. C'est cela qui plaît. Place derrière le volant, Bernard caresse le compteur d'un doigt fébrile. « Regarde, même le changement de vitesse est original », dit-il avec enthousiasme. "Chaque mouvement d'un occupant fait dodeliner la carrosserie comme une barque au fil de l'eau..." Fané de la ville de D., matière à émerveillement. Je sens bien que la bouille espiègle de l'Ami a chaviré le cœur de Bernard et qu'il est capable de s'esbaudir à chaque centimètre carré de carrosserie. Cela serait charmant si nous n'avions que la rue à traverser, mais le nouveau propriétaire nous attend à mille bornes, le passeport à la main. Faudrait peut-être s'activer un peu, si tu vois ce que je veux dire, Bernard... Il est temps que nous jetions nos bagages dans le coffre et que nous taillions la route. En fermant le hayon, je regrette un instant que nous n'ayons pas affaire à une version berline dont l'originale lunette arrière inversée alimentait les controverses. Il convient d'ailleurs de se rappeler que Flaminio Bertoni, le génial dessinateur de l'Ami, voulait une carrosserie bicorps, refusée par la direction jugeant ce type de dessin trop utilitaire. 

Constatant le succès de la concurrente, les dirigeants chevronnés durent vite faire du rétropédalage sur leurs principes et accepter le redout de berline, une décision fort sage quand on compare les chiffres de vente sur l'ensemble de la carrière de l'Ami 6... Le bruit du démarreur Citroën, identifiable entre mille, me ramène à la réalité. Le moteur réveillant les 26 poneys de l'écurie, Bernard et moi prenons nos marques à défaut de prendre la mer. L'habitacle est trait, mais la banquette est moelleuse. Chaque mouvement d'un occupant fait dodeliner la carrosserie comme une barque au fil de l'eau. On est presque tenté de larguer les amarres. Les souvenirs refont surface. Le maniement du levier de vitesses et de sa grille inversée ressurgit de la mémoire des vieux crabes de ma génération. Et c'est dans le bruit caractéristique du baudet anémique que nous prenons le large...

Un pet d'anthologie. C'est parti pour l'aventure ! On fait connaissance avec l'auto, on retrouve les réflexes consistant à se cramponner au moindre virage. Bernard se réjouit comme un amoureux transi de la bonne volonté de sa protégée. C'est drôle de le voir tapoter affectueusement le tableau de bord à chaque montée en guise d'encouragement, lui qui a conduit à peu près tout ce que l'on peut imaginer en matière d'auto désirable. Nous avons dû parcourir au moins 11.346 km quand une explosion gigantesque retentit, nous faisant instinctivement baisser la tête. La crainte d'une attaque russe autant que d'une avarie mécanique est vite écartée car la voiture se met à zigzaguer et à vibrer, annonçant un éclatement de pneumatique. Le mot n'est pas trop fort quand on constate l'état de l'enveloppe. Le vieux Bibendum devait avoir de sacrés soucis de flatulence tant il péta violemment. L'inspection de la roue de secours qui devait se souvenir de l'élection de Giscard ne nous inspirant guère confiance, Bernard téléphone chez un spécialiste des pneus qui, comme chacun le sait, fait tout ce qu'il peut sauf stocker des pneus se vendant autant que des caisses de mort à sept places. Ce qui est quand même un peu exagéré quand on se souvient que la dimension 125 x 380 montée sur plusieurs générations de 2 CV fit la fortune du grand-père de M. Pneu. Heureusement que mon Belge avait plus d'un tour dans son sac, notamment une 2 CV Charleston en stock, dont il décida sans vergogne de dépouiller ses belles enveloppes pour habiller sa vieille cousine. Demi-tour donc à la case départ sans passer par la case prison (pas encore) mais sans oublier un bon cric rouleur. Car une fois la roue fautive changée, l'aspect de l'Ami 6 affublée d'une seule roue de couleur rouge Delage n'étant jugé que très moyennement photogénique, nous décidons de remplacer les trois autres. N'étant pas aussi aguerris qu'une écurie de Formule 1, l'opération nous fait perdre une bonne partie de la matinée. C'est la roue pimpante et l'estomac vide que nous reprenons notre chemin. 

 

Plus près de la tôle., Bernard m'avait gentiment confié la préparation de l'itinéraire. « Pas de grande route » m'avait-il inutilement suggéré. Je pense qu'il n'a pas été déçu. Me moquant comme de l'an deux avant Jésus-Christ du chemin le plus court pour aller d'un point A à un point B, et étant maladivement curieux de voir le point parfois le Y, j'adore musarder, transformant ainsi les 956 km d'un algorithme sans âme en... un peu plus. Laissant TomTom à ceux qui dominent le monde, j'aime rouler en consultant le papier sur lequel j'ai noté la liste des villages que je suis censé viser (quand je ne me trompe pas). Une baguenaude, même à l'envers, à un poste de douane d'opérette (merci Madame Schengen), ravit mon comparse belge qui se délecte d'énumérer les magnifiques régions que nous traversons. La moyenne n'est pas terrible, mais qu'importe. Nous roulons, chaloupons, tanguons à qui mieux mieux, nous cramponnant à tour de rôle, le passager jalousant le conducteur avantageusement positionné par la prise en main du volant. Cette gymnastique forcée me rappelle l'heureux temps où, faisant exprès, nous prenions les virages à droite sur les chapeaux de roue de manière à ce que nos passagères effarouchées... tombent dessus. Notre route se poursuit ainsi de verte prairie en sombre forêt, chaque variation du dénivelé nous faisant alterner euphorie après descente enivrante et suivie d'une montée où nous baissons la tête en signe de sondage. Le compteur de vitesse, témoin taciturne d'une course radar sournoise, dont les limites ne sont plus qu'un rêve inaccessible, complète le constat amer du tachymètre qui s'effondre en dépit de nos efforts. Ainsi défilait la France profonde sur un trampoline de désillusion, rançon d'une caisse fermée qui amplifie et réverbère la complainte du flat twin... Plus que les performances modestes d'un véhicule plus nautique que routier, c'est le niveau sonore excessif qui, outre la difficulté à converser, perturbe la concentration du voyage. Au rythme du vieux tortillard sillonnant nos campagnes naguère,  la nuit nous surprend. Les lueurs pâles d'un bord de route sont accueillies comme le phare signalant le port. Nous garons notre brave Citroën le long d'une haute muraille - « Peut-être une abbaye ? », s'interroge Bernard - avant d'apprécier le silence de nos chambres. Il nous reste un peu plus de 600 bornes à couvrir. Demain, il ne faudra pas mollir.

Air con primé « Sais-tu que nous avons dormi à côté de Carlos ? » me demande Bernard au petit-déjeuner. Devant mon air interloqué, il ajoute : « Pas le chanteur, mais le terroriste ! » Derrière la grande enceinte jouxtant l'hôtel, devant laquelle patiente notre Ami 6, croupissent quelques figures qui défrayèrent modestement la chronique parce que nous sommes devant la maison d'arrêt de Clairvaux. « Évadons-nous vite ! » est ma seule réponse. Libres, nous quittons la Champagne pour les petites routes vallonnées de Bourgogne. Quelques noms de célèbres nectars défilent sous nos yeux. Le bruit lancinant du moteur anesthésie nos esprits. Un claquement sec provenant de sous le plancher nous fait sursauter. Juste le temps de voir dans le rétroviseur une pièce valdinguer dans un champ que l'on s'immobilise piteusement en bord de fossé, nous cherchons la pièce volage. Sans trop tarder, Bernard exhibe du labour une lourde pièce sur laquelle est inscrit "compresseur d'air Creyssensac". Forts dubitatifs, nous relançons l'Ami 6 cherchant désespérément la provenance de notre trouvaille. Bernard lève le capot en se demandant si la petite Citroën jalouse n'aurait pas échafaudé une technique particulière pour concurrencer sa grande sœur DS. Perdus dans nos suppositions absurdes, il nous faudra quelques minutes avant de comprendre que la pièce tombée sur la route d'une quelconque machine agricole a tapé notre plancher avant d'être projetée dans les airs... La peur de la panne rend vite paranoïaque. La température s'adoucit au fil de notre descente. Au loin, Lyon joue à cache-cache. L'Isère n'est bientôt plus qu'un souvenir. La Drôme s'annonce comme une récompense. Bernard a pris de l'assurance et goûte aux joies du sous-virage en faisant crisser les pneus dans les virages. Une surprise attend notre ami belge à un rond-point au milieu duquel trône une fusée de Tintin. « Cette Ami est spatio-temporelle, me voilà arrivé devant ma maison ! » Juste le temps d'effectuer un dernier plein d'essence - nous permettant de constater une consommation nous faisant presque aimer le prix actuel du carburant -, et nous voilà en Provence. Le voyage arrive à son terme. Au bout d'une longue allée de pins, Jean-Jacques attend sa nouvelle acquisition avec impatience. Les souvenirs se mêlent aux anecdotes, je laisse mes deux Belges savourer l'instant. Une dernière photo et Bernard se tourne vers moi. « Jicé ! J'ai vu que tu regardais dans mon showroom cette belle Lada rouge... Figure-toi qu'un gars m'a appelé et semble très intéressé... Il habite à Riga ! Ça te dirait un convoyage en Lettonie ? »
Merci à Bernard Timmerman de m'avoir convié à cette joyeuse escapade.